CHAPITRE IX

À la fin du repas, qui avait été assez silencieux, la tension de Katel était telle qu’Ael comprit qu’il devait raconter son expérience et il commença, prudemment :

— S’il-vous-plaît, gardez votre sang froid et ne pensez pas immédiatement que j’ai déconnecté. Ce que je vais vous raconter est prodigieux, mais je n’y suis pour rien et ça n’a aucune raison de nous inquiéter, parce que les cartes sont dans notre main… Voilà, je ne sais pas pourquoi, cette après-midi, j’ai eu envie de me concentrer, mentalement, en regardant un cristal transparent…

Il s’interrompit pour regarder ses amis avec l’air le plus paisible possible.

— …Et j’ai obtenu un contact.

— Avec qui ? demanda tout de suite Katel.

— C’est là que tout commence. Au début j’ai pensé à une blague, mais il y avait trop de détails. Bref j’ai communiqué avec des entités.

— Des quoi ? demanda Michelli.

— Des êtres vivants, lâcha Katel sans cesser de fixer Ael.

— Plus ou moins, rectifia celui-ci. Enfin un être qui me répondait, en tout cas.

— Qui est-ce ? demanda Katel, curieuse, maintenant.

— C’est là qu’il va vous falloir du sang froid… je ne sais de lui que deux choses, c’est un ancien navigant… et il est mort depuis des millénaires.

— Eh, Cap, tu te paies notre gueule, là ! lança Michelli, pas content, cette fois.

Ael ne répondit pas ; il avait le regard rivé à celui de Katel, mais il savait qu’elle ne le sondait pas. Celle-ci finit par secouer la tête :

— Non, je ne crois pas, Michelli, dit-elle d’une voix grave et lente, il l’a fait… Effectivement, c’est un sacré choc ! Bon, raconte la suite.

Prudemment, Ael entreprit de parler des auras puis raconta, aussi fidèlement que possible, leur conversation. Il fut stupéfait quand, à la fin de son récit, Michelli lança d’une voix joyeuse :

— Eh, Cap, on peut tenter le coup, nous aussi, alors ? Avec un de tes petits cristaux ?

C’est de Michelli dont il avait eu le plus peur ! Il avait craint que le choc ne risque de le perturber gravement. Katel lui paraissait mieux armée pour y résister.

— Je pense que oui, répondit-il. Il suffit de se concentrer comme on a l’habitude de le faire. Pourquoi ?

— Tu te souviens du Sarge Ping, qui a été grillé dans l’attaque de cette position, dans les glaces, je ne sais plus où ? On était vachement copain, tous les deux. C’était vraiment un type bien. Je suis sûr que lui ne s’est pas laissé dissoudre, il avait trop de caractère pour baisser les bras. J’aimerais bien l’appeler.

Le regard d’Ael dériva vers le Sarmaj dont le visage paraissait tout content. Dieu ! Il avait assimilé toute cette histoire avec un naturel ahurissant. Pas la moindre ombre dans son regard !

— Je pense que tu peux essayer de le joindre, oui, si tu en as vraiment envie.

— Oui, oui.

Katel était silencieuse et Ael lui dit, inquiet :

— Ça va ?

Elle hocha lentement la tête.

— Quand tu m’as dit de bouger de place, tout à l’heure, tu parlais à… “Grosse Tête” ?

— Je te décrivais à lui, physiquement.

— Et ?

Il sourit.

— Il m’a dit que tu avais une belle aura !

Pour la première fois elle esquissa un sourire.

— Encore un macho.

— Non. Il parait que la beauté des auras est le reflet de leur qualité de cœur.

— Eh, Cap, tu me passes un cristal ? fit Michelli. Tu les as tous mis chez toi.

— Quoi, tout de suite ?

— Tu as bien dit que c’était possible ?

— Oui… mais je ne m’attendais pas… Bon, d’accord, je vais en chercher.

— Pour moi aussi, lança Katel.

— Tu… tiendras le coup ?

— Tu me crois moins forte que toi ?

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais… je ne voudrais pas que tu sois traumatisée.

— C’est gentil, mais fais-moi confiance, comme tu nous le demandes à nous. D’accord ?

Dans sa cabine, il choisit soigneusement deux petits cristaux, et les apporta dans le carré.

— Voilà, fit-il en tendant un exemplaire à chacun.

Intérieurement il avait une frousse qui lui serrait le ventre.

— Je vous ai dit qu’il y avait de sales auras, alors appelez quelqu’un de particulier en songeant fortement à lui, fit-il.

— Et toi ? demanda Katel.

— Je vais attendre ici, à tout hasard.

— Pourquoi faire ?

— Si quelque chose se passait, je pourrais peut-être intervenir, en rompant votre concentration ou en appelant Grosse Tête.

— Il faut toujours que tu te fasses du souci pour quelqu’un, toi, dit la jeune femme avec un sourire ironique. Et ton aura à toi, comment est-elle ?

— Aucune idée, on n’en a pas parlé. Comme tout le monde, j’imagine.

— Moi, je ne crois pas, elle n’est sûrement pas banale, dit Katel en installant un petit cristal devant elle sur la table du carré.

Tout de suite, la concentration se vit sur son visage tendu. Michelli et Ael ne bougeaient pas, prêts à intervenir.

Et puis les traits de la jeune femme se détendirent et une expression apparut sur son visage. Quelque chose comme de la joie, ou un bonheur calme.

Ael rencontra le regard de Michelli et il cilla des yeux en silence. Le Sarmaj posa son cristal, à son tour, et commença à se concentrer.

Il accrocha aussi vite que Katel. Ael, songeant à sa propre expérience de l’après-midi, se leva sans bruit pour se préparer un pot de cette tisane dopante, qu’ils consommaient le matin, pour se réveiller. La nuit risquait d’être longue. Malgré cette journée, il ne se sentait pas fatigué du tout. Ces trois heures de concentration mentale, le plus long délai qu’il n’ait jamais pratiqué, ne l’avaient pas fatigué.

Pour s’occuper, il regarda attentivement leur visage. Il y voyait apparaître des expressions, de temps à autre, comme au ralenti. Ils étaient en relation avec une aura. Mais le temps semblait différent parce que chaque expression restait assez longtemps affichée sur leur visage. Il pensa que la conversation qu’il avait eu n’aurait pas duré plus d’un quart d’heure, face à face avec un vivant. Or, il était resté concentré trois heures, disaient les autres.

Une heure plus tard, rien ne s’était produit et Katel et Michelli avaient l’air bien. Il eut envie de prévenir Grosse Tête de ce qu’il se passait et sortit son cristal à lui.

Dès qu’il fut concentré il appela :

— “Grosse Tête, tu m’entends ?”

La réponse arriva immédiatement.

— “Bien entendu. Dis donc, vous en faites du remue-ménage, tes amis et toi ! Toute la communauté est bouleversée : plusieurs liaisons simultanées avec des vivants télépathes, tu imagines ? Quoique non, évidemment. Enfin, quand on a reçu deux appels coup sur coup, tu parles d’un choc ! Et toi, maintenant…”

— “Je ne voulais pas reprendre notre conversation mais seulement savoir comment ça se passait pour mes amis. S’ils ne présentaient pas de troubles ?”

— “Tu t’inquiétais pour eux, petit ?”

— “Normal, ce sont mes amis.”

— “Apparemment, ils ont retrouvé ceux qu’ils cherchaient et bavardent en paix. Tu sais, j’ai longuement communiqué avec mes amis à moi, après notre conversation, ils sont passionnés et voudraient t’entendre. Parler avec toi."

— “C’est possible ?”

— “De parler à plusieurs ? Bien sûr.”

— “Alors, d’accord, bien entendu. Mais pas ce soir, je préfère veiller sur Katel et Michelli, d’ici.”

— “Tu n’es pas un prodige d’intelligence, petit, mais ton aura me plaît bien. Je suis impatient, évidemment, mais je comprends ton inquiétude. Je vais l’expliquer à mes amis les plus proches.”

— “Qui sont-ils, à propos ?” demanda Ael.

— “Deux d’entre eux viennent de civilisations avancées, technologiquement, mais très en retard dans le domaine de la pensée pure. Un autre était un philosophe d’un monde au début de sa civilisation, trois autres encore, des scientifiques, chimistes et physiciens, sont issus de civilisations assez comparables à la tienne. Ils te plairont. Eux aussi manient l’humour et l’impertinence ! Bien tu veux me quitter, je suppose ?”

— “Si cela ne te fâche pas.”

— “Tu es bien poli, d’un seul coup ? Tu me prépares quelque chose ?”

— “Non. Mais, depuis tout à l’heure, j’ai réfléchi et je me dis que je ne serai plus seul, quoi qu’il arrive, si je peux garder mon cristal en tout cas.”

— “Alors prends tes précautions. Cache des cristaux, comme tu dis, en plusieurs endroits de ton monde pour pouvoir toujours en retrouver un.”

— “Tu essaies encore de savoir combien j’en ai ?” demanda Ael, amusé.

— “Non, je te parlais sérieusement, pour te rassurer.”

— “Dis-moi une chose, peux-tu nous localiser, quand nous t’appelons ?”

— “Non, c’est impossible sans que tu nous donnes des indications précises et que nous connaissions cette zone. Enfin, pour cela je suis le plus capable, évidemment, puisque mon activité m’amenait à voyager constamment dans l’espace.”

— “Je vais préparer des cartes de notre galaxie et je te les transmettrai mentalement, la prochaine fois.”

— “Ça, c’est astucieux, petit. Ça pourrait même faciliter nos prises de contact dans le futur. Il faudra que j’en parle à nos amis. Bien, je te laisse. Rappelle-moi quand tu seras disponible.”

— “Nous avons du travail avec ces Coms, dont je t’ai parlés, qu’il faut monter un à un.”

— “C’est vraiment important, pour vous ?”

— “Il nous faut impérativement de l’argent, et même beaucoup, si nous voulons sauver des Anciens pendant qu’il en est encore temps et les amener sur notre planète. Nous n’avons pas d’autres idées que ces Coms pour trouver de l’argent.

— “Tu comptes les vendre un bon prix ?”

— “Oui, mais il n’y en aura que cinq cents. Le commerce exige de grandes quantités pour être rentable. Notre projet est fou, je le sais. Nous avons à résoudre des problèmes qui paraissent insolubles, à nous trois, sans moyens financiers. Ne serait-ce qu’acheter de nouvelles Barges, pour commencer. Mais on ne peut pas abandonner des gens qui ont terriblement souffert et sont traînés au ban de la société, maintenant, alors qu’on devrait, au contraire les admirer. Donc, il faut essayer, essayer de ruser. C’est ce que je tenterai avec ces Coms. Bien, à plus tard.”

Ael coupa la communication en se déconcentrant, surpris de voir, à son dateur universel, qu’elle avait duré une demi-heure.

Katel et Michelli étaient toujours face à leurs cristaux et paraissaient bien, même si la jeune femme laissait passer une crispation du visage, parfois. Il se servit un nouveau pot de tisane et commença à attendre.

Ce fut une longue nuit, pour lui. Par moment, il sentait une angoisse monter et scrutait les visages de ses amis. Mais rien d’inquiétant n’y apparaissait. Alors il se servait à nouveau à boire, alternant les jus de fruits avec la tisane.

À quatre heures du matin, Michelli sortit de concentration et eut un regard surpris en regardant autour de lui. Puis, il vit Ael et son visage se calma. Il allait parler mais se tut en voyant celui-ci montrer Katel et lui faire signe de sortir.

Dans la coursive, Ael lui demanda immédiatement :

— Comment te sens-tu ?

— En pleine forme. Tu sais, j’ai retrouvé Ping. Toujours le même ! On a discuté le coup. Il s’est habitué à sa nouvelle… condition et a renoué avec quelques copains de la Brigade, grillés, eux aussi, ils ne sont pas très nombreux. Les autres ont du se laisser dissoudre, je ne sais pas pourquoi. C’est marrant, il m’a dit qu’il avait aussi rencontré des gars de Procyon et il est copain avec eux… Il m’a expliqué tout ce que tu nous avais dit. C’est fantastique, hein ? Tu as eu une sacrée idée de garder ces translucides.

— Plus ça va, plus je me dis que le hasard joue un rôle énorme dans la vie des hommes.

— Ouais, sûrement. Dis qu’est-ce qu’on fait pour Katel ?

— On attend, sauf si tu veux aller dormir.

— Pas question de la laisser. Ce qui m’ennuie, c’est de ne pas faire de bruit dans le carré, mais je vais rester avec toi.

L’attente fut vraiment longue. À cinq heures Katel quitta enfin le cristal des yeux. Au bout d’une minute, elle les regarda.

— J’ai retrouvé mes frères et sœurs-édu, dit-elle enfin d’une voix sourde. Ça m’a flanqué un coup. Mais ils ont l’air plus ou moins en paix. Je leur ai raconté ce qui se passe, maintenant, et je leur ai parlé de vous. Enfin, voilà…

— Tu es atteinte ? demanda Ael.

— Un peu, oui. De ne pas les revoir… mais surtout parce qu’un de mes frères est devenu un vrai salaud. Il n’a pas résisté à la guerre et il est carrément mauvais. Sans l’aide des autres, je n’aurais pas pu le quitter. Ce salopard me fascinait et m’empêchait de couper. Là, j’ai été secouée. C’était mon frère, tu comprends ?

— Les sales auras sont donc dangereuses pour nous ? fit Ael, songeur. Voilà une information importante. Grosse Tête ne m’en avait pas parlé, mais il ne le sait peut-être pas ? Il faudra être prudent dans nos prises de contact et ne communiquer qu’avec des auras présentées par ceux que nous connaîtrons. Bon, je vous propose d’aller nous coucher. On reparlera de tout ça plus tard, quand on aura tout assimilé.

Seul dans sa chambre, il se rendit compte qu’il avait accepté ce qui s’était déroulé ! Il ne croyait plus à une blague. En vérité, il n’y avait plus cru très vite. Trop vite ? Parce que cette prise de contact était fantastique. Est-ce qu’il avait été conditionné ? Maintenant, à froid, le doute venait. Comme toujours, chez lui.

 

Le lendemain, une sorte de gêne apparut entre eux. Chacun accomplit sa part de travail sur les Coms mais les conversations furent brèves.

Ael comprenait ses amis. Ils avaient bien encaissé une nouvelle hors du commun, qui bouleversait leur vie, mais il leur fallait du temps pour lier le tout. Leur vie, ici, et ce qu’ils avaient appris. Il était d’ailleurs dans le même cas.

Le jour suivant il avait récupéré mais Katel et Michelli gardaient le silence. Comme ils paraissaient bien, par ailleurs, il les laissa en paix.

Il avait suffisamment à réfléchir pour meubler son temps. Il était notamment surpris de ce qu’avait dit Grosse Tête à propos de ses copains. Ils paraissaient être originaires de galaxies différentes ! Aujourd’hui, on était encore loin de pouvoir pénétrer une galaxie voisine. Les 100 milliards d’étoiles de la Voie lactée, avec leurs Systèmes de planètes gravitant autour d’elles, sans compter les nébuleuses, étaient loin d’être connues, alors une autre galaxie…

Mais Ael était fasciné par cette communauté d’auras, ce magma de Vie. Il n’y avait évidemment pas de problème de langue puisqu’ils communiquaient mentalement. Il se dit que, même si elles n’avaient pas besoin de porter de nom, puisque chacune était reconnaissable par les autres, distincte, ils ne pouvaient pas tous se connaître. Ils devaient se contacter par affinités – selon un procédé qu’il ne devinait pas – et former des groupes.

D’après Grosse Tête, ses copains étaient des techniciens comme lui, à un degré ou un autre, mais la présence d’un philosophe parmi eux l’étonnait. La technique, ou la science, ne devaient pas être leurs seuls points communs.

C’est au déjeuner du troisième jour que leurs relations habituelles réapparurent. Michelli proposa d’ouvrir une bouteille d’alcool pour fêter l’événement qu’ils avaient connu.

— Tu as récupéré ? demanda Ael à Katel.

— Oui… difficile, j’aimais bien ce frère-là. Mais pour moi, il est devenu quelqu’un d’autre. Ça va, maintenant.

— Tu sais, Cap, j’aimerais bien recommencer, je pourrais utiliser ton cristal transparent ?

— Bien sûr, vous les avez toujours, ils sont à nous tous. J’ai pensé à un truc, dites-moi ce que vous en pensez. Si on recherchait des auras de gars de la Spatiale sur petites unités, dont le bâtiment, a été détruit quelque part en mission solitaire. Et s’ils nous donnaient les coordonnées, on pourrait peut-être, plus tard, s’y rendre pour récupérer les Props et les systèmes Tunnel, pour le cas où on pourrait acheter d’autres Barges.

— Ouais ! s’enthousiasma Michelli. Les copains sont forcément en contact et en racontant aux autres ce qui se passe maintenant et ce qu’on essaie de faire ils nous aideraient, à tous les coups.

— Katel ? interrogea Ael.

— Acheter d’autres Barges, avec quoi. Michelli ? Mais ton idée est bonne. On ne risque rien.

L’après-midi, le Sarmaj était tellement excité qu’il eut besoin de se dépenser et annonça qu’il allait faire un footing autour du lac, dans l’astroport, pendant que les autres s’installaient pour travailler au montage d’un Com, Ael dehors au soleil, Katel dans le carré.

Vers 16 heures, Ael eut soif et rentra dans la Barge pour boire un jus de fruit. La table du carré était vide et il s’en étonna un peu, sans plus.

Il était penché en avant pour prendre un pack de jus de fruit quand deux bras lui entourèrent le cou, serrant immédiatement et tentant de tordre sa tête pour rompre les cervicales. Ses réflexes jouèrent. Il contracta tous les muscles du cou et ses deux coudes partirent en arrière. L’un toucha et la pression se relâcha une fraction de seconde. Ça lui suffit pour lancer ses jambes en l’air, prenant appui contre son agresseur pour faire un demi-saut périlleux et se retrouver derrière l’inconnu.

Celui-ci avait anticipé, le lâchant et pivotant pour lancer un coup de pied qui le toucha à la tempe. Juste avant l’impact, Ael reconnut son adversaire : Katel ! À partir de cet instant, il perdit une partie de sa lucidité. Le coup avait été porté avec violence et il ne fut plus que l’ombre de lui-même.

Il avait juste assez de réflexes pour parer les attaques et, surtout, se sentait incapable de frapper Katel ; quelque chose, en lui, l’en empêchait. À plusieurs reprises, il fut touché sévèrement et sentit qu’il perdait ses forces.

Sur un ciseau qu’il vit venir, et ne put éviter, il se retrouva au sol. Katel plongea et plaça un étranglement. Il lutta autant qu’il le pouvait, bloquant sa respiration pour irriguer son cerveau avec ce qui lui restait d’air dans les poumons. Ses jambes étaient immobilisées par celles de Katel qui était si plaquée contre lui qu’il ne pouvait pas utiliser efficacement ses bras.

Il savait qu’il aurait dû frapper du plat des deux mains aux oreilles, mais il risquait de la tuer, et quelque chose en lui s’y refusait !

La dernière chose qu’il vit, avant de s’évanouir fut Michelli, torse nu, apparaissant dans l’entrebâillement de la porte…

Le Sarmaj réagit dans la seconde. Il saisit la nuque de Katel et serra, l’arrachant du corps d’Ael.

— Bon Dieu, qu’est-ce qui te prend, Katel ? hurla-t-il.

Elle ne répondit pas, attaquant par un saut, pieds en avant, vers le visage. Michelli recula le torse et chassa d’un revers de poing fermé, venant toucher le tibia gauche de la jeune femme. Puis il plongea et l’écrasa, au sol, de son poids.

— Arrête, Katel ! Arrête, c’est moi, Michelli.

Elle ne répondit pas, se dégageant d’un coup de rein qui la fit tourner sur elle-même, au sol. Déjà, elle attaquait de nouveau du tranchant de la main vers le poignet du Sarmaj, qui évita de justesse. À partir de cet instant, il ne lui parla plus mais feinta à plusieurs reprises, l’obligeant à reculer.

Un dernier pas l’amena contre la table et Michelli faucha ses jambes en même temps qu’il frappait, très vite, au cou.

Katel eut un gémissement et s’effondra au sol, évanouie.

Le Sarmaj se précipita vers Ael qui commençait à reprendre conscience. Michelli le hissa sur ses épaules et fonça le porter sur sa couchette, puis il revint aussi vite au carré. La jeune femme était toujours inconsciente. Il la saisit et la porta dans le bloc de soins où il la jeta sur la couchette avant de l’immobiliser avec les liens magnétiques.

Après quoi, il regarda la paroi. Il aurait voulu lui administrer un somnifère mais ne savait lequel choisir. Elle ne pouvait pas se dégager et il la quitta pour revenir voir Ael. Il était assis sur sa couchette, se massant les tempes pour activer la circulation dans le cerveau et reprendre ses esprits.

— Qu’est-ce que s’est passé, Cap ?

— Donne-moi à boire… de l’alcool, murmura Ael d’une voix rauque.

Ses cordes vocales mettraient une bonne journée avant de fonctionner normalement, il le savait.

Il but quelques gorgées du gobelet que lui tendait Michelli et se releva doucement.

— Conduis-moi au bloc de soins, dit-il.

Quand il vit Katel allongée, toujours évanouie il réagit.

— Tu l’as tuée ?

— Non, sonnée.

Ael hocha la tête et fit face à la paroi percée des multiples systèmes d’injection. Il brancha l’ordi sur sa propre poitrine et pianota la demande d’un dopant. La réponse apparut et il saisit la couronne indiquée qu’il posa dans la saignée de son bras avant de commander l’injection.

Il sentit une onde de chaleur le parcourir. Le produit agissait rapidement.

— Viens, dit-il, en faisant demi-tour.

Son esprit était plus clair, maintenant et ses jambes ne tremblaient plus. Il se dirigea vers la cabine de Katel et la parcourut des yeux. Ceux-ci s’arrêtèrent sur le cristal, posé au pied du lit.

Sans dire un mot, il le prit et revint vers le carré, suivi de Michelli. Une fois assis, les yeux baissés, à demi-fermés, il commença une série de respirations lentes, contrôlées, comme on l’apprenait aux hommes des B.A.

Quand il releva la tête, son regard était clair et Michelli comprit qu’il avait récupéré totalement.

— Tu me racontes ? reprit celui-ci.

— Elle m’a attaqué par derrière, dans le carré, il n’y a rien à dire de plus, lâcha Ael. Elle n’a pas prononcé un mot. Je ne reconnaissais pas son visage. Elle montrait une haine…

— Bon Dieu, Cap, c’est vrai qu’elle est bonne mais elle ne fait pas le poids, devant toi !

— Je ne pouvais pas la frapper…

— Ton cerveau…

— Non, ce n’est pas de l’imprégnation, c’est en moi. Je ne pouvais pas lui faire de mal, tu comprends ?

— Oui… enfin je crois.

Il y eut un silence qu’Ael finit par rompre.

— Les auras… Ou bien Grosse Tête m’a menti, ou il ignore lui-même des trucs. Michelli, je veux tenter un coup dangereux, tu en es ?

— Tu sais bien que oui.

— Même avec les auras ? Ça ne te met pas mal à l’aise ?

Le colosse secoua la tête.

— Tu sais bien que j’ai pas tellement d’imagination ; c’est même comme ça que tu expliquais mes attaques à découvert. J’imaginais pas que je puisse être touché. Alors, les auras, je les trouve marrantes, sympas, mais j’en ai pas peur. Qu’est-ce que tu veux faire ?

— D’abord je vais administrer à Katel un somnifère pour qu’elle dorme une bonne heure et je reviens.

À son retour, Michelli n’avait pas bougé et il alla s’installer à côté de lui.

— Tu es en forme ? interrogea-t-il.

— Pas fatigué, j’ai seulement couru. Mais toi ?

— Le dopant m’a remis sur pied. Je n’avais jamais pris de ces trucs-là de ma vie, c’est peut-être pour ça que c’est aussi efficace sur moi. Bon, on attaque, Sarmaj, dit-il en posant, devant eux, son cristal personnel. On appelle Ping tous les deux et tu lui dis qu’on va le quitter tout de suite, qu’il ne t’accroche pas, et on se concentre tous les deux pour avoir une liaison avec Grosse Tête, sans que j’intervienne, au départ. Il m’a dit que c’était possible. Mon but est celui-ci : pendant que tu lui parles, je vais essayer de sonder son aura, comme un cerveau humain, quoi. Je voudrais savoir si c’est possible. Tu vas lui parler de ton projet concernant la Spatiale, c’est une bonne raison de renouer.

— Mais comment tu pourras le sonder, on sera pas en face de lui ?

— Mentalement, si. Je vais un peu au hasard, mais il faut bouger, tenter quelque chose.

— O.K. Et ensuite ?

— Quand je te touche la main tu coupes.

— Il est salement plus expérimenté que Ping.

— Justement.

— Ensuite ?

— Si je m’aperçois que ça marche et qu’il ne s’en rend pas compte, je crois que je risquerai le coup de le lui dire. Il m’a affirmé qu’eux ne pouvaient pas nous imprégner ; je veux savoir s’il disait la vérité.

— Tu crois que Katel a été imprégnée ?

— En tout cas, quelque chose comme ça ; je ne vois pas d’autre explication. Bon, on y va, concentre-toi.

La liaison s’effectua très vite.

— “Bonjour, Ping,” émit Michelli, “comment ça marche aujourd’hui ?”

— “Mon pote, ici, il n’y a pas d’aujourd’hui, c’est tout le temps le même jour. Pas même besoin de dormir.”

Très concentré, doucement, Ael envahit l’aura du Sarge. Rien ne se produisit. Aucune réaction de défense. Il commença alors à fouiller l’aura. Il alla directement à la mort de Ping. Une mine biologique qui sautait en enregistrant des ondes humaines. Il avait été tué sur le coup, pourtant il avait enregistré une série de sensations, comme si tout s’était déroulé au ralenti.

Il remonta sur les derniers mois de sa vie et sur ses relations avec Michelli. Le Sarge aimait vraiment bien celui-ci. Lui, au moins, était un ami sincère. Et sa révolte, en apprenant comment étaient traités les soldats, était plus vive encore que la leur. Il en avait déjà parlé à beaucoup d’auras d’anciens soldats qui réagissaient aussi violemment que lui ! Ils avaient d’ailleurs l’intention de rassembler les auras des soldats d’Altaïr et de Procyon pour en discuter ensemble, notamment de leur projet de récupération, même si, pour l’instant les trois amis n’avaient pas d’argent.

Ael frôla la main du Sarmaj qui écourta la communication. Il avait eu le temps de lui exposer leur projet en détail et de lui parler d’Amas II.

— Ça marche, Michelli. Je l’ai sondé. Tu sais il a beaucoup d’amitié pour toi et s’il peut t’aider il le fera.

— J’en étais sûr, Cap. Mais ça me fait plaisir que tu l’aies lu. On attaque Grosse Tête, maintenant ?

— Oui. Tu l’appelles de ma part. Tu es fasciné par ces liaisons et, pour me laisser le temps d’opérer, tu lui parles de toi, mais également de notre projet de contacter des auras de la guerre pour tenter de savoir où on peut récupérer du matériel, pour faire de l’argent. Des Coms aussi qui sont notre seule façon d’en gagner un peu plus qu’en faisant du tramp. Dis-lui aussi que le temps presse, que des survivants se font tabasser à Procyon et à Altaïr et qu’on est désespéré. Demande-lui son avis. Tout ça me donnera le temps d’avancer prudemment dans son aura.

— O.K. On y va ?

— Top.

— “Salut, Grosse Tête, commença Michelli. J’espère que ça ne vous ennuie pas que je vous appelle comme ça. Quand on parle de vous, c’est le nom que le Cap utilise. Nous, on est bien obligé d’avoir des noms, quand on n’est pas en face les uns des autres.”

— “Tu es donc Michelli, le deuxième ami d’Ael ?” répondit Grosse Tête.

— “Oui, mais moi je suis beaucoup moins intéressant que lui.”

— “Pourquoi dis-tu cela ?”

— “Ben, il est plus intelligent, plus cultivé. Si ça vous embête de parler avec moi, je serai pas vexé, hein ? Des types comme vous, aussi instruits, doivent pas se marrer des masses avec un gars comme moi.”

Il y eut un gloussement, comme à la première communication.

— “Ne crois pas ça. Tu as un langage imagé qui m’est insolite et ça m’amuse. Et tu as l’air très à l’aise. Tu ne te poses pas de problème…”

Ael cessa d’écouter et entra dans l’aura de Grosse Tête. Aussitôt après y avoir pénétré, il s’immobilisa, pour voir si elle l’avait décelé…

Apparemment pas. Avec une prudence d’animal, il commença à se déplacer, cherchant ce qui avait trait au métier de navigateur dont avait parlé Grosse Tête. Des images se formèrent, dans le cerveau d’Ael. Il voyait un immense engin, étrange, visiblement spatial, fait d’une multitude de nacelles reliées entre elles. Le tout donnait une impression de fragilité.

Il aperçut aussi la forme physique de Grosse Tête, assis devant un immense tableau de commandes. Vu de dos, en tout cas, il n’avait rien d’anormal, même s’il paraissait sacrément enrobé ! Il aurait très bien pu vivre dans la Voie Lactée !

Grosse Tête ne réagissait pas. Mais il s’agissait peut-être d’une ruse, compte tenu de ce que les recherches d’Ael ne présentaient aucun danger. Aussi celui-ci décida-t-il de prendre un risque. Il chercha si les auras pouvaient sonder des cerveaux de vivants et les imprégner.

Il fut très vite dans la partie de l’aura où se trouvaient des informations personnelles. Ael s’y déplaça jusqu’à trouver les dons de son cobaye.

C’était un gars d’une intelligence supérieure, capable de résoudre plusieurs problèmes à la fois. C’était la raison pour laquelle il avait été nommé, très jeune, navigateur d’un bâtiment important.

Mais il n’était pas télépathe !

Dans son monde, il y en avait aussi peu que dans la Voie Lactée… Ce n’était que les cristaux, les “Portes,” qui permettaient de converser avec les vivants.

Cela avait même été une grosse surprise pour lui quand il s’était retrouvé aura, à la suite d’un accident, de communiquer avec les autres. En revanche, il savait que d’autres auras provenaient de mondes très évolués, souvent près de leur fin, d’ailleurs, où la télépathie était commune. Lui, en tout cas, était incapable de dresser une barrière pour ne pas être sondé. Et, apparemment, ses amis étaient dans le même cas, car c’était une question qu’ils n’avaient jamais effleurée entre eux.

Ael en fut soulagé. Bêtement, il aurait été déçu que l’aura lui ait menti…

Il songea que son projet devait être modifié et il intervint, comme s’il entrait dans la communication.

— “Je vois que tu connais Michelli,” émit-il.

— “Tiens, Ael,” répondit Grosse Tête. “Maintenant je connais presque tout le monde, à part ton amie Katel. J’ai appris qu’elle avait contacté sa famille, récemment. Ses frères et sœurs sont tous ici, je crois. Elle doit être très affectée ?”

— “Oui. Elle a été triste pendant trois jours… Dis-moi, Grosse Tête, j’ai une question importante à te poser acceptes-tu d’y répondre franchement ?”

— “Encore une question inutile, petit. Nous n’avons rien à cacher, puisque nous sommes en liaison constante, tous. Le mensonge a disparu de notre société.”

— “Vraiment tous ? Avec les sales auras, aussi ?”

— “Non, nous ne voulons pas avoir affaire à eux, c’est vrai. On les ignore.”

— “Alors comment faites-vous pour les isoler puisque vous êtes tous en communication ?”

— “Eh, tu as fait des progrès depuis l’autre jour, petit ! C’est simple, nous ne répondons à aucun appel. Nous savons immédiatement qui nous appelle, donc il suffit de ne pas répondre.”

— “Par conséquent, vous ne savez pas grand-chose d’eux, finalement ?”

— “Si tu me disais à quoi tu veux en venir ?”

— “Katel m’a attaqué, il y a quelques instants. Elle voulait me tuer. Sans Michelli j’y serais resté.”

— “Mais tu es un combattant redoutable, pourtant, non ?”

— “Assez, oui. Mais je me trouvais dans l’impossibilité de la frapper.”

— “Et comment expliques-tu cela ?

— “De n’avoir pas pu la frapper ? Je ne sais pas très bien. Elle est mon amie et ça m’a paralysé, je suppose.”

— “À mon avis, tu es sur la bonne voie, mais tu es encore inconscient de la vraie raison. Mais peu importe. Tu le découvriras tout seul, quand ça te crèvera les yeux ! Pourquoi t’a-t-elle attaqué ?”

— “C’est ce dont je voulais parler avec toi ? As-tu une idée ?”

— “Non. Vraiment aucune. C’est un comportement inexplicable, avec les éléments dont je dispose. Il faut que tu m’en dises plus.”

— “Mais je n’en sais pas davantage. Elle a contacté sa famille et en a été troublée, je le comprends, mais rien, dans son attitude ne laissait deviner cette attaque.”

— “Alors il faut chercher plus loin, au sein de sa famille. Elle est de Procyon, m’as-tu dit ? Donc ton ennemie.

— “Plus maintenant.”

— “Mais ses frères et sœurs ? Ils sont morts au combat contre vos troupes. Aurait-elle pu t’en vouloir pour ça ? Après leur avoir parlé ?”

Ael l’avait amené là où il le voulait et poursuivit.

— “Je ne sais pas. Elle a seulement dit que l’un de ses frères avait beaucoup changé.”

— “Beaucoup changé ? Et un de ses frères… Lui avais-tu parlé des sales auras ?”

— “Oui. J’ai rapporté notre conversation.”

— “Peut-être a-t-elle été traumatisée si elle a découvert qu’il était devenu l’un de ceux-ci ?”

— “Au point de vouloir me tuer ? Elle est trop équilibrée pour ça.”

— “Il faut que je réfléchisse, petit. Qu’est-elle devenue ?”

— “Michelli l’a assommée et je lui ai administré un somnifère. En outre, elle est attachée sur une couchette dans notre bloc de soins.”

— “Puisque tu es télépathe, pourquoi ne profites-tu pas de son sommeil pour l’interroger ?… Mais non, ce que je dis est idiot puisqu’elle ne peut pas te répondre. En outre, elle pourrait non pas te mentir de la même façon qu’à voix haute, mais orienter tes recherches. Je n’ai vraiment aucune idée, petit. Je devine ta peine et je vais immédiatement contacter mes amis pour réfléchir ensemble. Peut-être essaierons-nous de contacter sa famille aussi, ils auront peut-être une explication. Rappelle-moi.”

La communication fut coupée.

— Alors ? fit Michelli.

— Alors on a un atout sur eux. Ils ne ressentent pas le sondage. Lui non plus, ou alors il est terriblement fort. Mais je ne le crois pas. Je ne vois pas comment il pourrait modifier sa personnalité pour fausser un sondage.

Il regarda son dateur et vit qu’une heure et demie s’était écoulée.

— On va voir Katel, dit-il.

Elle avait les yeux ouverts et paraissait furieuse, sur sa couchette.

— Comment te sens-tu ? demanda Ael.

— Comme quelqu’un qui voudrait comprendre pourquoi ses amis l’attachent ! Bon Dieu, tu me paieras ça, Ael…

— De quoi te souviens-tu ?

— Tu me détaches oui ou non ?

— Pas encore, je n’ai pas envie que tu m’étrangles.

— C’est pourtant ce que tu mérites, salopard.

— Tu le penses vraiment ?… Pourquoi ?

— Hein ?

— Pourquoi veux-tu m’étrangler ? Pourquoi veux-tu me tuer, Katel ?

Elle ouvrit des yeux immenses.

— Mais tu n’es pas bien ! Tu sais bien que tu es la dernière personne que je voudrais… Elle rougit brusquement en s’interrompant, pour reprendre : Bon Dieu, Ael, que se passe-t-il ?

— Je vais d’abord te poser des questions, Katel. Il s’est passé quelque chose de grave. Alors fais-moi confiance, réponds à mes questions et je te raconterai tout ensuite. O.K. ?

Elle regarda leur deux visages graves et se calma d’un coup.

— Vas-y.

— Quel est ton dernier souvenir ?

— Eh bien… je suis allé dans ma cabine, après le repas. J’avais besoin… je ne sais plus… mais c’était fort en moi.

— Te souviens-tu avoir pris le cristal ?

— …Oui ! Oui, c’est ça. Il fallait que je communique !

— À qui ?

Il y eut un silence. Puis Katel pâlit.

— Je voulais… parler à Brad. Mon frère qui a tant changé… Je n’accepte pas qu’il soit devenu…

— Une sale aura ? C’est ça.

Elle hocha lentement la tête. Ael se pencha et lui caressa doucement la joue, puis il défit les liens magnétiques. Elle s’assit lentement.

— Viens au carré on va boire quelque chose de fort.

Elle ne dit pas un mot avant d’avoir bu la moitié de son gobelet.

— Allez, raconte, Ael. J’ai fait quelque chose ?

— Pourquoi cette question précise ?

— Parce que j’étais attachée.

— Tu as essayé de me tuer.

— Toi ? Oh non !

Elle avait monté ses mains devant son visage dont elle fermait les yeux, secouant la tête sans s’en rendre compte.

— Michelli est arrivé à temps et t’a mise KO.

— Mais comment… tu ne pouvais pas m’assommer ? dit-elle, enlevant ses mains et découvrir un visage bouleversé.

— Je ne pouvais pas te frapper. Impossible. Je parais les coups, mais cogner… quelque chose en moi s’y opposait, pas une imprégnation ou quelque chose comme ça, c’était en moi. Puis j’étais dans les vapes après ton attaque surprise, qui m’a sonné. Et je m’épuisais vite aussi.

— Mais pourquoi, Ael, pourquoi ? dit-elle, criant, maintenant.

— Tu ne le sais pas ? Tu ne te souviens de rien ?

Elle secoua la main.

— Des bribes, maintenant… Oh, j’ai honte, j’ai tellement honte, Ael.

Celui-ci souffrait aussi mais se força à continuer.

— Te souviens-tu de ce dont vous avez parlé, avec ton frère ?

— Pas très bien. Il est plein de haine contre Altaïr. Il a été tué à la bataille de Seffra. Tu y étais, tu m’as dit.

— Oui. On a été engagé pour l’assaut final.

— C’est à ce moment-là qu’il a été tué. Il m’en a parlé et… je crois que je lui ai dit que tu y étais aussi.

La haine… Est-ce qu’Ael pouvait avoir cristallisé la haine de son frère ? Au point qu’elle veuille sa mort ?… Mais comment cette haine avait-elle pu se transmettre à Katel ?

Non, ça ne collait pas, sinon elle ressentirait toujours la même chose.

— Ael, fais quelque chose pour moi, dit soudain la jeune femme en levant la tête, je t’en prie. Je ne peux pas vivre avec ce doute. Sonde-moi, non, sondez-moi tous les deux.

— Pas question, réagit tout de suite Ael. On était d’accord là-dessus, on se respecte.

— Oui, mais quelque chose a changé. J’ai voulu te tuer. Je ne peux pas supporter que ça se reproduise. Si tu trouves une trace d’hostilité contre vous, s’il-vous-plaît, imprégnez-moi.

— Je ne peux pas faire ça, Katel. C’est… violer ta personnalité profonde.

— Bon Dieu, pour une fois est-ce que tu vas faire ce que je te demande ? C’est de moi dont il s’agit, moi qui le demande… Michelli, fais-le !

— Cap, on se respecte tous… Si elle te le demande, je crois… je crois que tu as pas le droit de refuser. Moi, je ne ferai rien si tu es pas d’accord, tu le sais. Et pourtant, je voudrais l’aider.

Ael se resservit un fond de gobelet d’alcool, sentant le regard des autres sur lui.

Katel avança la main et la posa doucement sur la sienne.

— Je t’en prie… pour moi.

Il sentit sa gorge se serrer. La jeune femme qu’il estimait le plus au monde lui demandait de violer son cerveau.

Il finit par hocher la tête.

— D’accord, Katel.

— Tout de suite, toi aussi, Michelli.

— Pas question ! fit le Sarmaj. Je suis d’accord avec toi, mais le Cap le fera beaucoup mieux que moi et on n’a pas besoin de s’y mettre à deux.

Katel fit alors quelque chose d’étonnant, elle tendit son autre main vers celle de Michelli et la serra, restant ainsi, écartelée au-dessus de la table, une main sur celles de ses deux amis.

Puis, elle se redressa et baissa les yeux.

— Va, Ael, je te laisse passer.

Il se concentra une seconde, étonné de la vitesse à laquelle il pénétra le cerveau de la jeune femme. Il alla directement à ses derniers souvenirs, découvrit combien elle était bouleversée et désirait savoir si elle représentait encore un danger pour eux.

Puis il poursuivit sa recherche et tomba sur la conversation avec son frère. Quelque chose était étrange. Une sorte d’ombre sur ses propres souvenirs, alors que les paroles de Brad étaient nettes. Il montrait une violence folle, démesurée et…

Ael comprit d’un seul coup. Katel n’avait pas vraiment été imprégnée, mais tellement envahie que ses propres sentiments avaient été étouffés sous un déferlement de haine mêlé à une sorte de chantage à l’amour fraternel. La puissance de ce sentiment de haine avait eu le résultat d’une imprégnation, mais de courte durée… Il ne restait rien de tout cela, maintenant qu’elle avait repris le contrôle d’elle-même.

Que fallait-il faire ? Tout était redevenu normal. Mais si elle entrait en contact avec Brad de nouveau, par hasard, ou parce qu’il aurait manœuvré, elle pouvait replonger…

Il décida de l’imprégner.

Il eut un moment d’hésitation puis plongea. De toutes ses forces il lança, à plusieurs reprises, le message qu’en aucune circonstance, elle ne devait tenir compte de ce que lui dirait Brad ou une autre sale aura. Qu’elle ne ferait jamais de mal, d’aucune manière, ni à Michelli, ni à Ael, que ça lui serait mentalement impossible.

Puis il coupa net son émission et retrouva sa lucidité immédiatement. Katel avait toujours le visage baissé et ils ne prononcèrent pas un mot jusqu’à ce qu’elle lève les yeux, au bout d’un moment.

— C’est fait ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Tu sais on a dû beaucoup progresser. Je t’ai senti pénétrer mon cerveau seulement parce que j’étais attentive mais après plus rien. Au point que je n’ai pas su quand tu t’es retiré.

— Comment te sens-tu ?

— … En paix, oui, c’est ça en paix avec moi-même.

— Fatiguée ?

— Non.

— Alors on va fêter ça en mangeant dans une cafèt’, décida Ael.

— Mais on ne rentre pas trop tard, intervint Michelli. Ping m’a demandé de le rappeler assez vite, il avait lancé quelque chose et voulait m’en parler. Et le temps n’est pas le même pour eux que pour nous.